samedi 25 février 2012

Page 2 (Gregory Mion)

[Compilation des épisodes de la semaine, formant la page 2 du texte de Gregory Mion]

Les dispositifs lumineux chargés de nous rappeler que la ceinture de sécurité doit être attachée étaient en alerte. Ils dégageaient une phosphorescence surnaturelle, comme la chevelure dorée d’une princesse retenue au sommet d’un donjon contraste avec la noirceur de l’édifice. Sous l’effet de cette pyrotechnie artificielle, le suicidaire se détourna un instant de ses ratiocinations, quitta la scutigère des yeux en même temps que ses projets mortifères, revit le piranha qui se cramponnait à son magazine, une sueur de bœuf ensemencée sur sa figure, et il tomba sur cette main féminine qui fleurissait sur le dessus de son siège, enracinée parce qu’elle se cramponnait aussi. Il ne se demanda pas longtemps à qui elle appartenait ; il n’eut qu’à remonter la pente corporelle qui allait de la main à l’épaule, puis de la clavicule au cou, et enfin il soupesa la vue de dos qui s’offrait à lui, tel un immeuble filiforme domine une avenue dont les bâtiments sont en majorité construits dans le sens de la largeur. Nous n’aurons aucun mal à identifier l’hôtesse qui surplombait de sa fonction (et de son allure) les ruelles d’un avion qui s’enfonçait dans l’épouvante.
Il était décidé à faire la lumière sur cette exquise hôtesse – récupérer son adresse, recenser les monstres de son enfance, ceux qui sont cachés dans nos placards avec des têtes hideuses, connaître ses fleurs préférées, reparler derechef des monstres domestiques, et ainsi de suite jusqu’à l’épuisement des ressources formelles que l’on peut soutirer d’une première discussion. Pas une once de culpabilité ne l’étreignit à l’idée d’entrer en séduction. Si cette femme avait le pouvoir de lui redonner le goût de vivre, alors il n’était pas contre à plonger dans un fleuve d’érotisme, quitte à nager à contre-courant, en totale discordance avec le cadavre de son épouse, dont la putréfaction avait déjà dû commencer, aidée par le magnétisme des vermisseaux qui sont un peu les scutigères des sous-sols. Oh il n’était pas rempli d’allégresse devant pareille ambivalence ! D’un côté il y avait ce cadavre qu’on ne lui avait même pas permis de voir, et de l’autre il y avait cette femme en uniforme qui accaparait le caractère inquisiteur de sa vision. Du reste, comme il était assis et qu’elle était debout, qu’elle lui tournait le dos et qu’elle était légèrement penchée sur le côté du fait de sa main posée sur le siège, il saisissait le détail d’une fesse bombée qui remplissait un coin de la robe et qui laissait deviner la délicatesse d’un string, un de ces détails dont raffolent les adolescents, les célibataires et les veufs.
Devait-il sur ce fessier déposer une main intrépide ? Désormais les bigarrures de la concupiscence envahissaient son esprit. Le suicide persistait quand même à l’état de bourdonnement, il continuait d’essaimer son poison, ne nous faisons pas d’illusions là-dessus. Ceci étant, l’intermédiaire du sourire en ficelle que le string dessinait sur cette géométrie turgescente temporisait les flux de la bile noire. Oui, il allait procéder comme à la maison, comme les gens qui se sont encastrés dans l’ordinaire de la répétition et qui n’ont plus peur de soutirer de leur fondement une flatulence sournoise qui, pourtant, ne provoque aucune réponse émotive notable chez le conjoint. Voilà comment il allait faire. Par analogie avec ce laisser-aller, il déposerait un ou deux doigts sur le tertre de ce postérieur et il verrait la réaction de l’hôtesse. Il n’y avait de toute façon pas tant de solutions que cela : ou elle lui assènerait une gifle d’indignation, ou elle croquerait cette initiative. C’était elle ou lui, sinon elle et lui, du moins à condition d’interpréter le premier « ou » comme une disjonction. Maintenant, le nœud dramatique résidait moins dans la résistance de l’avion que dans la suspension du geste obscène qui s’apprêtait à être commis. C’était une affaire dans l’affaire et elle impliquait d’une part le va-tout du professeur Calbert Robinson, d’autre part le seuil de moralité de mademoiselle Carrie Stove. Il était Noir, elle était WASP.
Ce fut un doigt crispé qui fit la connaissance de Carrie Stove. Les ongles de Calbert étaient mal coupés, à moitié rongés, si bien qu’ils formaient des échancrures inesthétiques. Quand il appliqua son index sur la fesse droite de Carrie, plus exagérément qu’il ne pensait avoir la faculté de le faire, l’hôtesse défroissa son visage angoissé en composant un air de surprise. Elle crut d’abord à une piqûre. Carrie avait horreur des animaux propriétaires d’un dard car sa mémoire charnelle gardait un mauvais souvenir des guêpes de son adolescence. Par instinct, elle fit un tour complet sur elle-même, vérifiant le peuplement animalier qui pouvait éventuellement occuper ce terrain d’oxygène. Ne voyant rien, elle fit un rapide inventaire du sol. La scutigère se faufilait entre ses jambes ! Carrie ne tergiversa guère plus d’une seconde tant elle était convaincue que cette atrocité l’avait mordue. De son talon gauche, elle transperça l’insecte d’outre en outre. Tout cela avait eu lieu tandis que l’avion persévérait dans sa lutte. Seul Calbert avait observé le façonnement du quiproquo, les autres passagers étant anesthésiés par l’imminence d’une catastrophe. Voilà donc que la scutigère était réduite en bouillie et que sa tentative de socialisation avait fâcheusement échoué. En sus, Carrie rejoignit la grotte du personnel, située à l’arrière de l’appareil.
Au bout d’un temps, la constitution du monde se réorganisa. Les houles du ciel en perte d’énergie, le Boeing d’American Airlines recadra sa position. Chaque voyageur put s’en remettre à la somnolence habituelle dans laquelle on se laisse fondre lorsque les voyages durent plusieurs heures. Ils oubliaient, ces voyageurs, leurs réminiscences où ils avaient vu en dernière instance l’aboutissement de la mort. Calbert, en revanche, s’avoisina derechef de l’ouragan mental auquel il était abonné depuis la mise en terre de son épouse. Il ne pouvait s’adonner à aucun sommeil, qu’il fût biologique ou dogmatique. Près de lui, le piranha de la finance piquait du nez sur une double page du Financial Times où l’on discutait des options économiques en vue du redressement de la Grèce. Calbert ne voyait pas comment il était possible de se consumer pour des sujets aussi traumatiques. En tout cas, l’économie européenne devait être plus rassurante pour l’esprit que la domiciliation d’une ribambelle de concepts littéraires. En ce moment, la littérature aggravait la déréliction de Calbert ; il se sentait orphelin d’amour et de scutigère. Cela dit, il ne progressa pas tellement dans cette ligne de réflexion puisque l’on fit savoir que l’atterrissage à Phœnix approchait. Par le hublot, on distinguait un horizon lumineux qui ressemblait à un grand feu de camp. C’était la ville qui brillait dans la nuit de l’Arizona.

(à suivre)

Gregory Mion

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