samedi 18 février 2012

Page 1 (Gregory Mion)

[Compilation des épisodes de la semaine, formant la page 1 du texte de Gregory Mion]

Dans le vol American Airlines 386 qui le transportait vers les ruches grouillantes des cités méridionales, là où les tempêtes parfois inquiètent les dormeurs d’Oklahoma City ou les insomniaques de La Nouvelle Orléans, ces gens dont les habitudes passent souvent de l’insouciance à la grande excitation selon que les vents s’essoufflent ou se déchaînent, il se posait la question de son suicide car, outre qu’il était nanti d’une situation confortable, cela n’empêchait pas que son épouse avait perdu la vie la semaine précédente en faisant la rencontre d’un arbre, au bord d’une route du Massachussetts, pas très loin de leur domicile de surcroît. Ainsi descendait-il de ses repères septentrionaux pour se nourrir des soleils cataractant de l’Arizona. Son proche avenir dépendait de ce qu’il allait là-bas apprendre, d’autant qu’il ne savait pas grand-chose des secrètes volontés qui le conduisaient vers ces territoires inflammables. L’avion volait, et c’était déjà beaucoup dans les circonstances.
Des turbulences maintenaient les passagers éveillés malgré l’heure tardive du vol. Ses idées suivaient la rythmique débraillée du ciel, elles pourrissaient comme des fruits et l’enfermaient dans une surenchère de pathétique, avec peut-être en ligne de mire une ouverture, une amélioration des conditions générales de sa vie – on verrait bien une fois au sol. Son voisin de gauche affichait un air de contentement insupportable ; il avait la gueule d’un piranha, la gueule carnassière d’un financier de Wall Street qui jette des ponts entre des abstractions. C’était un de ces hommes qui n’a pas besoin de prendre l’avion pour aller vite, mais qui en prend quand-même pour aller deux fois plus vite. Lui, à l’inverse, il était verrouillé dans la discrétion, une sorte de restriction de la personnalité à la fois typique du professeur de littérature et fondamentale chez un veuf à qui l’on a récemment communiqué la mort violente de sa femme.
Il venait de repérer au milieu d’une coursive de l’appareil, en première classe s’il vous plaît, quelque créature que les entomologistes aiment à spécifier dans des articles pompeux. La bête lui évoquait la métamorphose kafkaïenne ; elle galopait vite, les pattes jaillissantes, sur un genre de laine couleur de moquette sombre sur laquelle des milliers de chaussures avaient déposé leurs résidus pratiquement imperceptibles ; le tout composait un assemblage qu’un œil microscopique eût décrit en des termes proches de la déliquescence – il y avait là des restes de desserts pris à la hâte, des émiettements scabreux, des bouts de verre, et même une larme qui était tombée d’un regard imprudent, le sien en l’occurrence, lui qui se prenait d’amour pour ce cancrelat de taille moyenne pendant que l’avion résistait aux assauts d’un orage céleste. À sa gauche, le piranha lisait un numéro du Financial Times, il était en dehors des petites perceptions, quoiqu’une goutte de transpiration luisait à sa tempe droite, un signe qui trahissait la crainte que l’avion ne se prît dans le piège des nuages.
Les hublots subissaient le dard grassouillet des nez qui se collaient à eux et qui appartenaient aux visages les moins déconfits par l’aggravation des secousses ; ces curieux voulaient repérer dehors un indice d’accalmie quand d’autres se raidissaient sur leurs sièges. Rien de plus normal en somme, d’ailleurs le personnel de bord s’échangeait des rictus de connivence. Ne dormaient que les vieillards et les enfants, la morve pendante, la bave brillante, les mains sur le ventre. Notre suicidaire, après avoir balayé d’un œil de phare la société du vol American Airlines à destination de Phœnix, reprit son étude du cancrelat, ou du moins ce qu’il croyait être un cancrelat. L’insecte se traçait un itinéraire parmi les embûches de son univers réduit. Cette scutigère allait son train, protégée par la cuirasse de son exosquelette. Pas la peine de se voiler la face, il s’agissait sans contredit d’une scutigère. Mais quand une épouse est morte écrabouillée contre un arbre, le mari a bien le droit de confondre le cancrelat et la scutigère.
Des passagers trop émotifs étaient cueillis à l’estomac. Ils vomissaient de toutes les couleurs au fond des sacs pourvus à cet effet. L’avion se conformait à présent aux sinusoïdes d’une trajectoire stochastique. Franchement, ça devenait inquiétant. Une hôtesse fut aperçue la main sur la bouche ; elle avait effacé de sa figure son sourire de professionnelle. Sa peau se recouvrait d’un drap exsangue semblable à une lune fatiguée. Elle anticipait la sensation de son « chez-elle » parce qu’elle commençait à être assaillie par cet insurmontable scepticisme qui caractérise les gens qui travaillent dans les airs. L’avion était-il aussi en sécurité que la cabine des pilotes le prétendait depuis le début des hostilités ? Et comme elle se refaisait le défilé de certains épisodes mémorables de sa vie, force lui était de reconnaître qu’elle doutait des messages du commandant de bord. Elle voulait vieillir, donner la vie, mais elle ignorait que l’homme du siège sur lequel était appuyée son autre main, celle qui n’était pas sur ses lèvres, désirait pour sa part mourir. Pour lui c’était commode si l’avion n’arrivait pas à Phœnix. Mais pour elle c’était absurde. Et puis la scutigère rampait comme si de rien n’était, voilà qui était probablement le plus inquiétant.



(à suivre)

Gregory Mion

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