samedi 25 février 2012

Page 2 (Antoine B.)

[Compilation des épisodes de la semaine, formant la page 2 du texte d'Antoine B.]

J'ai regardé ce que faisaient les autres autour de moi. Objectivement, et même si l'on s'occupe de nous en nous ôtant du même coup une part de notre indépendance, et même si en dernière instance nous dépendons des plans que Vulcain a tracés pour nous à coups d'éclair hasardeux (ou non) dans le ciel, les passagers d'un même avion partagent un intérêt commun, celui d'arriver à bon port, et forment donc une équipe.
Seulement, on ne sait jamais qu'a posteriori ce qui se passe dans la conscience d'autrui. En plus, en ce moment, tout le monde dort. Il faut je crois me satisfaire d'avoir ramené l'avion sur son trajet initial, de m'être éveillé un moment.
Sauf que je n'arrive plus à me rendormir: tout tordu dans mon siège de classe économique trop petit pour moi, ma position corporelle doit ressembler, vue de l'extérieur, à un point d'interrogation inversé. C'est dire si j'ai besoin de m'étirer.
Si j'étais dans une tour plutôt que dans un tipi, on pourrait imaginer les choses autrement: soit dans un univers médiéval, je marcherais pieds nus à la recherche d'une fleur magique dont le pollen en potion rendrait la vie à ma dulcinée cataleptique; soit dans la jungle urbaine contemporaine, j'aurais une idée pour réduire les inégalités économiques, mes voisins m'aimeraient bien.
Mais c'est un tipi alors je suis dans un avion.
On devrait être presque arrivés. Le temps qu'apparaisse une fleur sur l'appuie-tête de mon voisin; vite!, je l'attrape et la glisse dans ma poche. Au moment de me retourner, je me rends compte que l'enfant assis derrière moi m'a vu, il risque de compromettre mon incognito, mais heureusement il y a un loup-garou derrière lui qui va le manger bientôt, je n'ai qu'à laisser la nature faire son travail.
Hum. Je ne dois pas être bien réveillé. Je me retourne et fait semblant de me rendormir, c'est peut-être le meilleur moyen de me réveiller.
En imaginant que je sois encore en train de rêver, sous l'effet de mon somnifère, cela expliquerait pourquoi... mais la fleur! Mais j'ai pu rêver qu'elle apparaissait. Cette historie de loup-garou n'était quand même pas très nette. Donc, si je suis encore en train de rêver, sous l'effet de mon somnifère... Donc, si je suis encore en train de rêver...
Je me suis rendormi. C'est sans doute bien, quand je me réveillerai on sera arrivés. J'aime dormir en voyage.
J'ai peut-être trop travaillé ces temps-ci. C'est que j'essaye de rattraper un retard initial. Mais tout de même, mon œil intérieur continue d'être aimanté par le malheur, toute l'architecture du monde est à l'envers, aucun flambeau dans mon obscurité, aucune orthèse pour me soutenir. Et mon chaman qui ne fait rien!
Lorsque je me réveille, je sors la tête du tipi et je regarde de chaque côté. Je dois avoir l'air d'un extra-terrestre, avec mes yeux tout lapidés par les fumées narcotiques. Quelqu'un passe qui me montre sa main vide pour m'assurer de ses bonnes intentions. C'est gentil.
En levant la tête, j'aperçois un arc-en-ciel et j'hésite entre deux possibilités opposées mais complémentaires: soit la mort, tragique, d'une abeille écrasée par une pomme (au Paradis des Abeilles, on joue aux fléchettes avec pour cible un portrait de Newton); soit l'option plus comique d'une maison hantée en forme de L.
On dirait que je vais mieux. Sorti du tipi, j'ai les idées plus claires. Dans l'avion, je dois être en train de me réveiller.
Les tours, c'est l'un ou l'autre. La mort tragique a laissé l'abeille toute retournée: elle est amoureuse d'un petit scarabée. C'est drôle ou triste?
Car elle le piquera dans l'étreinte, jugée pour meurtre elle sera condamnée au feu des enfers et au signal retournera à sa place d'où elle recommencera, car c'est une métaphore, son cycle coupable jusqu'à nouvel ordre.
D'un côté, l'avion touché par la foudre prend feu, plonge dans l'inconnu pour s'écraser, a priori, d'après mes souvenirs, sur un arbre.
De l'autre, un petit scarabée gelé se sent mieux depuis qu'une abeille a fini par le laisser tranquille, l'abeille a disparu, le poisson mort dans sa poubelle rêve d'un rôle plus substantiel dans l'histoire du monde.
Au milieu, j'ai dormi longtemps, mais je vais me réveiller.



(à suivre)

Antoine B.

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