samedi 3 mars 2012

Page 3 (Gregory Mion)

[Compilation des épisodes de la semaine, formant la page 3 du texte de Gregory Mion]

À presque minuit heure locale, le vol American Airlines 386 atterrit sans choc majeur à l’aéroport international Sky Harbor de Phœnix, sur la piste illuminée de spots. Les passagers s’enquirent de leurs bagages à main surchargés, les uns parlant d’aller immédiatement à Scottsdale, les autres à Chandler, et d’autres encore à Glendale, c’est-à-dire des zones urbaines périphériques qui entourent le « downtown » de Phœnix. Calbert ne se pressa pas pour rejoindre les sorties disponibles de l’avion. Il marchait dans les pas du financier, qui ne s’était pas précipité non plus. Il était déçu que l’hôtesse à la croupe pittoresque ne fût pas des équipes désignées pour faire sortir les voyageurs – elle devait ranger les plateaux repas à l’arrière, vidant les nourritures non consommées en actionnant le broyeur de déchets. Calbert risqua un regard vers cette partie de l’avion. Une lumière s’échappait au bas d’un rideau tiré des deux côtés où l’on pouvait accéder à cette pièce à vivre du personnel de bord. Une ombre était effectivement en train de s’agiter derrière ce rideau, ce qui accréditait sa thèse. Calbert Robinson se figea un moment, le visage défait par le voyage et l’étalement de son deuil, puis il se retourna, porta son œil sur le pantalon Emporio Armani du piranha et passa indifféremment devant deux hôtesses grassouillettes qui le gratifièrent des commodités linguistiques relatives à ces situations d’aéroport. Il ressentit tout de suite l’air alourdi du Sud.
Il n’avait apporté qu’une valise dont les roues faisaient un horrible grincement. Ce n’était pas exactement le standing attendu pour errer à Phœnix. Le piranha, tout au contraire, jouissait d’une panoplie conforme aux intuitions qu’on pouvait se faire de lui. Devant le tapis roulant des bagages, il avait attendu son assortiment de sacs Lancel, sorti son téléphone portable, composé des numéros, parlé de ventes et promis de rappeler dès qu’il aurait entreposé ses affaires à l’hôtel – son téléphone, à la fin, grésillait d’une voix féminine, sûrement sa femme, vivante et en bonne santé. Calbert n’avait de son côté aucune réservation, aucune planification ; il était là moins par volonté que par impulsivité. En l’état, il était éligible pour passer une nuit à la belle étoile. À peine fut-il sur la modeste esplanade qui marquait l’entrée de l’aéroport qu’il se fit bercer par des haut-parleurs d’ambiance. Des moucherons s’agglutinaient vers les artifices de l’éclairage public. Les taxis étaient peu nombreux à cette heure-ci et les rares chauffeurs éveillés n’avaient pas l’air de vouloir le calculer (qu’il fût Noir était par ailleurs purement anecdotique en cet endroit de l’Amérique). Calbert entendit soudainement le bruit d’une fermeture automatique ; c’était le taxi qui venait d’embarquer le piranha, prêt à le conduire à son hôtel, à son emploi du temps millimétré. À travers la vitre, l’homme parut lui adresser un haussement de sourcil complice. Il s’était certainement cru obligé de faire un signe de reconnaissance à un passager qui aurait pu mourir avec lui si l’avion n’avait pas résisté aux turbulences. Calbert Robinson ne voyait pas d’autre explication à ce degré zéro de la communication. Il pensa « Va te faire foutre », suivit les feux arrière du taxi se perpétrer dans la banalité de la 24ème rue, et il décida de ne pas gamberger sur le programme de sa nuit. Il prit la direction opposée à la 24ème rue et commença marcher à une vitesse qui tarabustait les roues vétustes de sa valise.
À l’angle de Washington Street et de la 44ème, il choisit le sens du Nord, un sourire inexplicable sur sa bouche lippue. C’était la contingence qui lui ouvrait la voie et cette idée ne lui déplaisait pas. Un 4x4 Dodge ralentit à sa hauteur, la vitre du côté passager en train de descendre. Une main gantée de blanc forma un poing duquel se mit à dépasser le doigt du milieu. De l’habitacle du Dodge, plongé dans la pénombre, des rires gras pouffèrent avant de céder la place à une insulte raciale. S’ensuivirent une accélération, un feu de clignotant ironique compte tenu de la morale des occupants, puis un virage mal négocié compensé par les roues motrices du véhicule. Calbert perdit son sourire buccal tout en préservant sa récente disposition à la bonne humeur. Il admonesta intérieurement ces petits cons de Républicains, leur souhaitant de se planter contre le premier arbre qui croiserait leur course folle. Sa joie mauvaise, qui n’était pas vraiment de la Schadenfreude, lui remémora le terrible accident de la semaine passée, et par contiguïté il se souvint aussi que le shérif Cathcart avait certifié que c’était un chêne qui avait eu raison du coupé Kia que sa femme appréciait tant. Janice l’avait acculé à l’évidence de la publicité que la télévision répétait en boucle et qu’ils avaient eux-mêmes reçue dans leur boîte aux lettres : puisque tout le monde voudrait son Kia entre Thanksgiving et Noël, alors elle irait acheter le sien. Janice n’avait pas traîné. Même pas une semaine après son faux caprice, elle avait montré le Kia rutilant à Calbert à son retour du lycée Thoreau, où il enseignait les lettres américaines. « Il te plaît ? » avait-elle susurré, à moitié gênée. « Je crois, oui » avait-il répondu, un ton insondable de reproche dans la voix. Il s’était demandé l’espace d’une nanoseconde si Janice était cinglée. Mais bon, après tout, c’était elle qui était à l’origine des vraies rentrées d’argent pour le ménage Robinson, comme c’était elle qui avait poussé Calbert à l’engrosser durant l’été dernier. On sait ce qu’il est arrivé ensuite : Janice s’est tuée. On a retrouvé un morceau du fœtus à plusieurs mètres du lieu de l’impact. Le shérif Cathcart n’a pas jugé pertinent de transmettre à Calbert ce détail.
Son attention se reporta sur son environnement direct. Une imposante enseigne publicitaire en forme de cube clignotait au-dessus d’un bâtiment qui refoulait une atroce odeur de bouffe. Des écritures chinoises remplissaient les faces du gros cube, jetant sur les pourtours des rayons psychédéliques. Calbert n’avait guère mangé dans l’avion, excepté la collation post-décollage où on lui avait servi en guise de café un jus de chaussettes accompagné d’un cookie emballé dans du plastique. Il aurait préféré les céréales pour gamins qui contiennent toujours des jouets magiques ou des figurines Marvel. Aussi, à l’heure actuelle, son estomac réclamait une réplétion. Tant pis pour la qualité sinusoïdale des spécialités asiatiques ; il avait si faim qu’il était capable d’improviser l’éloge d’un nem infléchi par quelque graisse végétale cancérigène. En trois enjambées, il fut devant la porte cochère du restaurant. Sur ses talons, sa valise paraissait imiter les gargouillements de son ventre.
Si la devanture du lieu avait une dignité de restaurant, l’intérieur était plus proche de la restauration rapide. Des dizaines de comptoirs étaient disséminés sans intention architecturale dans une salle d’environ cent mètres carrés. Chaque comptoir proposait des raffinements variés où dominaient quantité de pyramides de viande. Malgré l’heure avancée, un homme d’origine asiatique coiffé d’une toque blanche pointait à tous les comptoirs. On aurait dit des clones, voire des mannequins en carton censés faire illusion. Calbert alla vers le cuistot qui lui faisait directement face, sans réfléchir outre mesure aux pancartes qui surplombaient les comptoirs et sur lesquelles on pouvait lire des informations liées aux prix ainsi qu’à la nature des aliments. L’homme, caparaçonné de sa toque et voyant Calbert se rameuter, atteignit le maximum de largeur que sa bouche était en mesure de présenter par l’entremise d’un sourire. Il avait les dents parfois édentées, un bout de salade coincé quelque part, du tartre collé comme du mortier qu’on eût placardé d’une truelle négligente. Son cou allongé achevait de lui donner un vestige d’apparence reptilienne, mais comme il tenait une louche prête à servir, on se disait que c’était quand même encore un homme. Il salua Calbert d’une intonation saccadée, se courba légèrement, puis il attendit que le professeur fasse son choix. Ces bacs en inox qui débordaient de nourritures industrielles étaient rédhibitoires. L’un d’entre eux puait plus que les autres ; il envoyait une vapeur de viande faisandée qui pataugeait dans un marécage de sauce rouge. Calbert réprima un haut-le-cœur et se détourna de cette vision émétique. Il se rabattit sur la valeur paradigmatique d’un riz cantonnais dont les cubes de jambon étaient fluorescents, au même titre, du reste, que les copeaux d’œufs brouillés. Quel que fût le dégoût que sa tête promouvait, il ne perturba pas le cuistot qui en profita pour affermir de nouveau son sourire. La louche arracha du monticule de riz une portion qui fut déposée dans un bol gravé d’idéogrammes noirs. Comprenant que le riz suffirait à la peine de son client, un geste du serveur montra à Calbert l’endroit où il fallait aller payer ; c’était une caisse sombre en fond de salle, occupée par une jeunette obèse qui piquait d’un cure-dent des chips à la crevette. Il lui en coûta cinq dollars. Pour du merdique, ce n’était pas donné.


(à suivre)

Gregory Mion

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